© Laure Colliex

Les projets accordant une place aux démarches artistiques sont de plus en plus nombreux aujourd’hui. Manifesto s’impose depuis plusieurs années comme un acteur de poids pour accompagner les maîtrises d’ouvrage dans de telles démarches, c’est pourquoi nous avons souhaité rencontrer sa cofondatrice et directrice générale, Laure Colliex, afin de mieux cerner les contours de cet “urbanisme culturel”.

– Comment présentez Manifesto en quelques mots ?

“Manifesto a été créé il y a cinq ans par Hervé Digne et moi-même, avec le souhait de monter des projets qui placent l’art et la culture au cœur de la démarche. L’objectif est de montrer que les artistes peuvent être au cœur des réflexions sur le développement des territoires. Outre des prestations de conseil stratégique pour des clients publics et privés, nous menons des missions de production de commandes artistiques destinées à tous types d’espaces, le plus souvent qui ne sont pas des musées en tant que tels. Nous avons également un service d’urbanisme culturel qui vise à accompagner les aménageurs, les promoteurs, les architectes et les collectivités dans des projets de développement territorial, de la petite à la grande échelle. Nous intervenons à l’international avec notre filiale « Manifesto Expo », dont la mission est d’organiser l’itinérance d’expositions dans le monde. Enfin, nous nous sommes lancés dans l’activation et la gestion de site, comme notre incubateur d’artistes POUSH à Clichy. L’équipe de Manifesto est assez atypique, rassemblant notamment architecte, urbaniste, conseiller artistique, producteur artistique…”

Avez-vous constaté une évolution dans la nature de vos maîtres d’ouvrage depuis plusieurs années, peut-être avec une plus grande part d’acteurs privés ?

“Il y a eu effectivement un engouement assez fort autour des Appels à Projets Urbains Innovants (APUI), qui a été pour nous un formidable accélérateur de rencontres et d’émulation. Les maîtres d’ouvrages avec lesquels nous travaillons sont vraiment divers, même si la porte d’entrée est souvent le promoteur. Mais les opérations comme les APUI répondent aussi à la demande d’une collectivité territoriale. Si celle-ci n’est pas nécessairement notre commanditaire direct, elle est incontournable en ce qu’elle impulse la politique sur un territoire, et notamment une vision culturelle. Nous sommes dans ce positionnement qui vise à travailler main dans la main avec tous les acteurs sur l’ensemble des projets, car de fait, un projet culturel et artistique fort se maille avec les acteurs locaux. C’est indispensable.”

– Avez-vous un exemple d’APUI sur lequel Manifesto s’est investi ?

“Le projet le plus emblématique est pour nous les « Lumières Pleyel » avec Sogelym Dixence à Saint-Denis. Présents dès la phase candidature, nous faisons partie du groupement lauréat. C’est Plaine Commune, en tant que Territoire de la Culture et de la Création qui a vraiment impulsé une dynamique et une stratégie territoriale visant à rappeler que la culture compte, qu’il faut la développer dans l’espace public, que l’on peut créer des liens entre différents acteurs, ouvrir de nouveaux lieux et avoir des espaces de culture et de connexions avec les artistes à tous les niveaux. C’est sur cette demande-là, fortement exprimée par le territoire, que le groupement a pu se faire entendre. Nous avons accompagné les réflexions dès le départ, et contribuons aujourd’hui à la stratégie d’activation du projet et d’exploitation, dont nous sommes parties prenantes. C’est un travail de fond que nous sommes encore en train de mener, notamment pour que le projet garde son ambition culturelle et la réaffirme à chaque étape.”

Lumières de Pleyel © Sogelym Dixence

– Dans le cadre de projets complexes comme les APUI faisant intervenir beaucoup de parties prenantes, il y a donc un risque que la culture soit laissée de côté dans la conduite de l’opération? 

“En effet, maintenir l’ambition culturelle du projet est un enjeu majeur. Dans cet objectif, nous veillons à faire de la dimension culturelle du projet une actualité concrète et permanente pour l’ensemble des acteurs du groupement. En ce moment pour les Lumières Pleyel, nous sommes en train de faire signer une charte contributive sur les projets culturels par toutes les parties prenantes, mais ce sont des choses qu’il faut réactiver très régulièrement. Cet enjeu se pose également vis-à-vis des collectivités. Il y a un travail fin à mener pour qu’elles soient aussi porteuses de cette ambition. C’est un élément clef dans la réussite du projet que de réussir à aligner les acteurs d’un côté comme de l’autre, afin que tous les publics soient mobilisés pour porter au quotidien la dimension culturelle du projet.”

– Il existe de nombreux équipements culturels prévus dans les APUI. Comment ces projets culturels, selon vous, s’inscrivent dans les spécificités du territoire ?

“On voit bien qu’il y a un désir d’avoir des projets culturels forts et durables, mais il y a aussi une problématique de modèle économique. Il n’y a pas de magie, on ne peut pas construire un grand établissement culturel sur des financements privés en claquant des doigts. S’il faut trouver un équilibre qui soit propice au projet, il s’agit également de s’assurer d’un engagement public. L’intégration locale des équipements culturels, c’est aussi un travail de médiation, de maillage, nécessitant beaucoup d’énergie et qui génère des coûts sans qu’il y ait forcément de recettes immédiates pour les exploitants. Donner les moyens aux groupements de répondre aux attentes est un véritable enjeu. Par exemple, il faudrait que les collectivités puissent éventuellement soutenir l’émergence d’exploitants d’un nouveau type tournés vers la culture et les pratiques artistiques. Nous sommes un opérateur privé, mais ça n’empêche pas que nous souhaitions mettre en place un projet avec une véritable dimension d’intérêt général et un impact positif sur le territoire.”

– On pourrait résumer votre rôle à celui d’un ensemblier faisant dialoguer de nombreux acteurs aux besoins et aux pratiques professionnels très différents ?

“Oui tout à fait. Au départ, c’est un peu similaire à un travail de programmiste ou d’AMO dans l’expression de besoins et la capacité à clarifier une feuille de route commune. Ce qui nous tient beaucoup à cœur, c’est d’être le plus possible en amont des projets. Par exemple, nous avons été mobilisés sur un appel à idées autour des anciens Laboratoires Eclair d’Epinay-sur-Seine, avec quatre équipes et un petit budget pour une réflexion sur la transformation de ce patrimoine. Nous avons choisi de mener un travail avec l’Ecole Nationale Supérieure (ENS) Louis Lumière et un photographe, Arthur Crestani, ce qui a amené le Maire à voir le projet différemment et porter pleinement sa dimension artistique. Les interventions artistiques peuvent parfois paraître décalées par rapport au projet, mais elles sont porteuses d’une narration et d’un imaginaire que seuls les artistes sont capables de faire émerger. Le plus souvent, ces interventions permettent finalement d’avoir une autre prise sur la maturation des opérations.”

– Dans vos appels à candidature, comment sélectionnez-vous les artistes ?  

“La manière dont on va chercher les artistes est très variée. Le rôle de la direction artistique est fondamental, c’est vraiment elle qui assure la qualité au projet. Pour le projet Joia Méridia à Nice, nous avons invité un directeur artistique local, Eric Mangion (centre d’art de la Villa Arson), à rejoindre notre équipe. Il connaît l’écosystème du territoire et pourra faire des choix avisés sur les artistes. Chez Manifesto, nous assurons la question du montage contractuel, de la réalisation technique et des outils de médiation, mais il y a aussi toute la vision artistique qu’il est nécessaire de garder à l’esprit. Pour POUSH à Clichy, notre conseiller artistique interne, Yvannoé Kruger, sélectionne les artistes sur plusieurs critères, comme leur adaptabilité avec les lieux.”

Joia Méridia © Lambert Lénack

Sur les critères de sélection, la prise en compte du territoire joue un rôle important ?

“Tout à fait. Pour notre incubateur d’artistes POUSH en particulier, parmi les critères de sélection, la relation entre l’artiste et le lieu – une ancienne tour de bureaux à Clichy-la-Garenne – était cruciale. Avec ce projet, nous sommes dans des étages, donc très concrètement, contraints par la taille de notre cabine d’ascenseur. Au-delà de ça, la volonté de participation à l’aventure POUSH avec la création d’une communauté était importante. Souvent, les artistes mènent leurs projets en lien avec les acteurs locaux. Par exemple, en ce moment, nous travaillons avec un lycée à proximité de POUSH sur un projet de 10 mois, visant à la réalisation d’une œuvre qui va être à la fois en extérieur, dans les halls d’accueil et dans chacun des étages. Nous sommes en très bons termes avec la mairie de Clichy, qui soutient fortement le projet et avec qui nous allons développer des visites scolaires, etc. Les artistes activent aussi les entreprises et les savoir-faire locaux, tels que les artisans et les fabricants à proximité. S’assurer que nos démarches profitent au territoire et créent du lien est essentiel.”

Vous pouvez développer un peu le projet POUSH ?

POUSH Clichy © Philippe Billard

“POUSH est né d’une précédente expérience avec Quartus à l’Orfèvrerie (Saint-Denis). Dans cette ancienne usine, nous avons organisé un appel à candidatures pour que des artistes viennent s’y implanter de manière temporaire. Nous avons observé un grand intérêt de leur part, avec un besoin de lieux de travail mais également d’accompagnement. Nous avons alors réfléchi à comment allier des lieux de travail à démarche que l’on pourrait qualifier d’incubation, à savoir comment faire émerger et accompagner une carrière d’artiste et lui servir de tremplin, tout en ayant un lien fort avec le territoire. Nous avons eu l’opportunité de nous installer dans un ancien immeuble de bureaux à Clichy, en bord de périphérique. Nous occupons aujourd’hui 7 étages avec 170 artistes ! Il ne s’agit plus d’une friche industrielle où les artistes et les créatifs sont attendus, c’est presque l’inverse, avec des artistes qui s’approprient un immeuble tertiaire sans charme au départ, qui s’en emparent, qui le transforment, pour en faire devenir un lieu de travail créatif assez inattendu. Nous faisons venir des gens de l’immobilier ou du territoire pour qu’il y ait justement une rencontre avec les artistes. Car cette démarche d’occupation artistique temporaire peut être, à une certaine échelle, l’une des réponses à la vacance du parc immobilier de bureaux. Pour éviter que le patrimoine bâti soit délaissé, s’abîme et que les quartiers environnants en pâtissent aussi. Mais nous souhaitons aussi aujourd’hui travailler sur de la préfiguration de projet dans la durée, et notamment en dehors du Grand Paris, dans des villes moyennes ou petites. Pourquoi pas dans le cadre de projet Action Cœur de Ville, d’ailleurs !”

– Avez-vous été confronté à des tentatives d’instrumentalisation des pratiques culturelles dans des projets d’aménagement, à des fins de marketing territorial ou de valorisation de biens immobiliers ?

” C’est effectivement une dérive que l’on peut parfois observer et qui peut rendre les interventions complexes, à la fois pour les artistes et pour nous. Ce qui nous semble indispensable dans les projets, c’est effectivement de bien saisir le sens de chaque intervention et les objectifs qu’elle sous-tend. Il s’agit de veiller à ce que l’artiste ait bel et bien sa liberté et les moyens de créer : on ne choisit pas une œuvre comme un meuble. Nous soutenons un acte de création, avec la liberté de création qui le sous-tend. Ce qui est également important est la rémunération de l’artiste. Ces aspects sont cruciaux pour accompagner un projet et s’assurer qu’on est bien dans la ligne d’une commande artistique et pas autre chose. Cela étant, il est évident que de tout temps, depuis la Grèce Antique en passant par la Renaissance, la commande artistique a servi des objectifs de valorisation, avec un rapport à la maitrise d’ouvrage qui est toujours fort. La Chapelle Sixtine par Michel Ange était aussi un outil de communication pour l’Eglise ! A nous de résoudre alors l’équation permettant d’assurer de concert qualité artistique et lien avec le public.”

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Échange avec Richard Curnier, Directeur Régional Île-de-France, Banque des territoires

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