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Sociabilité à distance : vers une recomposition de l’espace public ?

Penser les interactions sociales à travers l’espace public

Support des liens sociaux, outil d’expression citoyenne, lieu de (sur)vie pour les plus fragiles et levier d’ouverture au monde, la notion d’espace public mobilise un grand nombre de disciplines. Elle apparaît néanmoins tout à fait contradictoire avec le confinement, entrainant un repli sur la sphère privée et domestique, ainsi qu’avec la distanciation sociale, bousculant nos réflexes quotidiens. Dès lors, quelle place reste-t-il pour les espaces publics et l’expression de notre sociabilité dans un contexte de crise sanitaire ? Face aux pratiques offertes par les outils numériques, ainsi que l’émergence de nouvelles sociabilités et solidarités en des lieux jusqu’alors privatifs, n’assiste-t-on pas davantage à une reconfiguration des lieux d’interactions sociales ? Ces nouvelles pratiques recomposent les frontières entre espaces publics et privés, alors que notre besoin d’être ensemble et de faire société semble plus vivace que jamais. L’incertitude actuelle sur la temporalité du confinement nous fait vivre un temps suspendu, plus ou moins bien vécu par chacun, mais qui pour nous, urbanistes, offre un temps de questionnement que nous souhaitons mettre à profit afin de montrer notre capacité, en tant que société, à penser l’incertain afin de se projeter dans d’autres futurs possibles.

Mon confinement depuis mon écran d’ordinateur : vers des espaces publics numériques ?

Alors que le confinement nous empêche d’entrer en relation physique avec nos proches, les outils numériques de discussion à distance (Skype, Whats’ap etc.) apparaissent de nouveaux supports de sociabilité (France Inter, Le Point).

L’espace public n’est pas uniquement le terrain d’expression des interactions sociales, c’est également un lieu où les individus peuvent se retrouver seuls et flâner devant des vitrines commerciales, découvrir une exposition, ou encore développer une pratique sportive. Encore une fois, les outils numériques viennent prendre le relais pour ces pratiques, à l’image du recours plus massif que jamais aux plateformes de diffusion (Les Inrockuptibles), au pratiques culinaires (20 minutes) ou sportives en ligne (Le Journal du Centre).

Dans l’un de nos anciens articles, nous mettions en lumière l’irruption grandissante des outils numériques dans la fabrique de la ville. Leur place prépondérante dans notre quotidien actuel n’a toutefois pas fait disparaitre notre besoin de rapport sensible au monde. Ce dernier s’illustre par les résultats d’une enquête Ipsos Sopra Steria réalisée en Avril 2020 (France TV), révélant que seulement 38% des français sont favorables à une fermeture des bars et restaurants pendant plusieurs mois. En effet, de nouvelles pratiques se sont rapidement développées au sein des logements, rappelant combien les « espaces publics relais » permis par le numérique sont loin d’être nos seuls supports d’ouverture au monde en période de confinement, et ce dans un contexte de recomposition des limites entre espace public et privé.

Mon confinement depuis mon balcon : vers des espaces privés rendus publics ?

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Officiellement apparue via les travaux du Fonds d’Aménagement Urbain (ancêtre de l’Agence Nationale de Renouvellement Urbain) en 1977, la notion d’espace public a rapidement fait l’objet d’une conceptualisation empreinte de sociologie urbaine par les acteurs de la politique de la Ville et de la décentralisation (Betin, 2001). La réduction de la place de la voiture au profit des modes actifs a fonctionné comme moteur pour l’essor de ces initiatives (Metropolitiques). Concomitamment à cette valorisation des espaces publics, plusieurs voix attirent l’attention sur des pratiques sécuritaires (Mike Davis, 1977) ou de partenariats publics-privés (Dessouroux, 2003) mettant en péril l’essence première de ces espaces. En ce sens, les questions de droit à la Ville et la défense des libertés individuelles trouvent une acuité particulière à l’heure des outils déployés par l’état d’urgence lié à la crise sanitaire (drones, application de suivi des contaminations, interdiction des rassemblements etc.).

Avec les travaux précurseurs de Jan Gehl notamment, les usages des individus au sein des espaces publics ont acquis une place prépondérante dans la conception des territoires. Son analyse de “la vie entre les immeubles” a permis de systématiser sa méthode par la mise en place dès les années 60 de son outil “PSPL : a public space/public life Survey”, reposant sur l’observation de la vie publique et sur un ensemble d’entretiens avec les usagers. Cette méthode a largement été reprise et déclinée par les différents acteurs de la fabrique de la ville depuis. A l’heure de ce confinement inédit, et sans perdre de vue les difficultés que connait un grand nombre de publics (violences conjugales, surpopulation, manque d’accès au télétravail etc.), nous nous interrogeons alors sur la transposition possible des usages tels que nous les connaissons, en de nouveaux lieux et sous de nouvelles formes.

Des usages classiques de la rue mis à mal en temps de confinement

Souvent repoussoir et source de conflits d’usage, tout particulièrement en territoire dense, le voisinage devient le terrain où s’expriment avec force nos besoins de rapports sociaux en période de confinement. Les pratiques de sociabilité et de solidarités émergeantes aujourd’hui donnent à voir un investissement différencié de certaines parties des immeubles et des logements, pouvant être analysés comme révélateur d’un nouveau mode d’habiter.

Le balcon : visant initialement à saluer les efforts du personnel soignant pendant la crise sanitaire, le rituel des applaudissements depuis son balcon à 20h semble avoir revêtu un caractère davantage social. Les quelques-uns se donnant rendez-vous au balcon pour applaudir lors des premiers jours du confinement ont rapidement été rejoints par des dizaines de voisins enjoués à l’idée de passer la tête par leur fenêtre, voir des visages de plus en plus familiers de jour en jour, et jouir à nouveau d’une coprésence humaine à vue d’œil dans un cadre souvent festif (Le Figaro). Au-delà des applaudissements, l’organisation de jeux ludiques comme « Questions pour un balcon » (Le Parisien), ou la diffusion de musique amplifiée à certains créneaux organisée par des collectifs (Dure vie) sont autant d’éléments rappelant combien en période de confinement, le balcon devient le nouveau support d’une présence commune en ville, soit un nouvel espace public en tant que tel.

Les parties communes : cours intérieures, escaliers ou hall d’entrée spacieux, plusieurs espaces au sein des logements initialement dédiés à la circulation des résidents sont aujourd’hui réinvestis en lieu de détente ou de rencontre pendant le confinement, se voyant ainsi attribués une nouvelle valeur d’usage. Ces pratiques ne sont d’ailleurs pas sans poser de questions en matière de règlementation vis-à-vis du confinement, laquelle met au cœur le règlement de copropriété (Se loger), déjà pointé du doigt pour leur source de stérilisation des usages par Nicolas Soulier dans son livre Reconquérir les rues (Partie 1 : Des processus de stérilisation). S’il n’est pas surprenant de voir des voisins investir leur cour d’immeuble pour se rencontrer à l’heure des repas ou pour boire un verre en fin de journée, le fait que certains habitants laissent leur porte ouverte sur le couloir ou que des voisins s’arrêtent parfois plusieurs dizaines de minutes pour échanger en se croisant dans les escaliers met en lumière d’autres types de réinvestissement des immeubles. Il est également intéressant de constater combien les parties communes des bâtiments deviennent souvent des supports de solidarités, à l’image des dispositifs d’entraide entre voisins (Le Monde).

Ces nouvelles pratiques nous rappellent combien, plus que jamais en période de confinement, les interactions sociales nous sont indispensables. Souvent redouté habituellement, le rapport au voisinage s’intensifie. Notre sociabilité, mise à mal, se recentre alors sur de nouvelles sphères sociales (le voisin mais aussi l’ami lointain avec qui l’on reprend contact). C’est ce besoin d’interactions sociales, ce besoin d’ouverture sur le monde, qui amène à ces recompositions des limites entre espace public et privé. L’espace public n’a pas disparu pendant le confinement mais a connu une recomposition, et si la pérennité de ces pratiques post-confinement est loin d’être acquise, elles appellent à toute l’attention des acteurs de la Ville. Au-delà de l’observation de ces nouvelles pratiques, c’est la conception même des logements, et notamment des interfaces entre la sphère publique et privée (balcons, terrasses, parties communes), qui doit nous interpeller.

Vers une nouvelle conception des communs par les acteurs de la Ville ?

Un grand nombre de collectivités ont fait du confinement un outil pour poursuivre et intensifier les dynamiques récentes d’élargissement des trottoirs et des pistes cyclables (Les Echos), rappelant combien en temps de crise sanitaire, l’espace public est loin d’avoir disparu des réflexions des acteurs de la Ville. Au contraire, ces nouveaux aménagements sont notamment pensés pour faciliter la mise en place des règlementations de distanciation sociale futures (Le Monde). Le CEREMA a d’ailleurs récemment proposé des recommandations à destination des collectivités pour développer des aménagements temporaires à destination des vélos pour la période de déconfinement, afin de limiter les risques d’engorgement, notamment dans les transports en commun. Dans un contexte de contraintes budgétaires exacerbées pour les territoires au lendemain de la crise sanitaire ainsi que la nécessité d’intervenir rapidement sur l’espace public, les aspirations pour de nouveaux aménagements de l’espace public préfigurent-ils un nouvel essor de l’urbanisme tactique (EchoGéo), dont le caractère peu coûteux, souple et rapide à mettre en œuvre, semble particulièrement adapté au contexte actuel ? La multiplication de pistes cyclables temporaires semble confirmer cette tendance (France Inter). Là encore, la pérennité du recours à la pratique cyclable pour certains déplacements quotidiens se posera à l’issue de la crise sanitaire, face à des aménagements conçus initialement pour un contexte exceptionnel, et pouvant alors connaître une édification sur le plus long terme.

Nous pouvons rappeler que d’autres crises et événements majeurs par le passé ont engendré des évolutions sur la fabrique de nos villes. Au XIXe siècle, l’épidémie de choléra engendra la mise en place des réseaux sanitaires que nous connaissons aujourd’hui. Les réglementations liées à la lumière et à l’air dans nos logements ont été introduites en réponse aux maladies respiratoires fortement répandue en Europe à l’ère industrielle comme la tuberculose. L’expansion des chemins de fer puis la production massive d’automobiles ont mené à l’étalement urbain de nos villes. Et, dans les années récentes, la digitalisation et l’essor du data ont considérablement altéré nos besoins et nos pratiques de déplacements, mais également d’échanges et d’interactions au sein de nos communautés. Nos sociabilités, mises à mal au cours de cette période inédite de confinement, nous obligent à nous adapter. La remarquable résilience de l’Homme, constaté au travers de chaque crise traversée au cours de l’Histoire, fait poindre de l’espoir pour l’avènement de nouvelles pratiques et perspectives de nos espaces publics. Mais, suite au confinement, notre réflexion sur les espaces publics et les « communs » en ville connaitra-t-elle une réelle évolution ?

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