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Mobilité en prospective : transport et écologie à l’arrêt ?

Pour endiguer la pandémie de Covid-19, de nombreux gouvernements ont choisi de contraindre drastiquement les déplacements de leurs concitoyens. En France, après une première étape de confinement strict, l’Etat envisage le déconfinement, qui devrait laisser plus de liberté, avec des déplacements autorisés dans un rayon de 100 km. Ces choix politiques ne sont pas sans conséquences. D’un côté, le PIB a chuté de 5.8% au 1er trimestre 2020[i], de l’autre, la propagation du virus a ralenti, et la pollution[ii] a baissé d’une façon inédite. Le confinement aurait permis de sauver plus de 60 000 vies en France[iii]. Et une étude européenne[iv] a évalué que 1,3 million d’arrêts de travail, 6 000 cas d’asthme chez les enfants, 600 naissances prématurées, et 11 000 décès auraient été évités par la diminution des particules fines et de dioxyde d’azote, polluant essentiellement émis par le trafic routier. Dans ces circonstances, la corrélation mobilité, économie, santé et environnement est plus que jamais mise en évidence. Dans la réflexion sur le déconfinement, reprise économique, libertés individuelles et risque de nouvelles contagions sont placés dans la balance. En d’autres termes, quels compromis et renoncements sur notre pouvoir d’achat et nos modes de vie sommes-nous prêts à réaliser pour sauver des vies ?

Des politiques publiques sur les transports, en faveur de la santé et de l’environnement

Santé

La relation santé et transport n’est pas une question nouvelle. En France, depuis 30 ans, une commission se réunit au sein de France Stratégie pour déterminer la valeur d’une vie humaine, qui sert à réaliser des calculs d’évaluation des politiques publiques, notamment au Ministère des Transports. L’économiste Christian Gollier[v] explique que lors de la construction d’une ligne TGV, en plus du gain de vitesse et de la baisse d’émission de CO2, la réduction de la mortalité par rapport au kilomètre parcouru en voiture est prise en compte. Dans le cas de la baisse de la vitesse à 80 km/h sur les routes nationales, le calcul d’une perte estimé à 660 millions d’euros (due à l’allongement des temps de déplacements) contre un gain de 750 millions d’euros (valorisé par la réduction des décès et un profit augmenté par la réduction d’émission de CO2), a été décisif dans l’adoption de cette mesure, même si aujourd’hui cette réglementation est affinée par une étude plus précise sur la dangerosité des routes concernées

 Environnement

La relation transport, santé et écologie est tout aussi d’actualité. Les politiques européennes et nationales pour agir contre le changement climatique se multiplient ces dernières années. Le Grenelle de l’environnement de 2007 avait pour but de diviser par quatre à horizon 2050, le taux d’émissions de gaz à effets de serre constaté en 1990. Depuis les accords de Paris pour le climat en 2015, l’objectif est de le diviser au moins par six, pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Le transport, premier secteur responsable des émissions de gaz à effet de serre[vi] est l’un des leviers importants de ces politiques. Mais année après année, le constat demeure, nous restons bien loin des objectifs fixés. Ces politiques ne seraient-elles alors que des vœux pieux ? Les gouvernements successifs se donnent-t-il vraiment les moyens de leurs ambitions ? Coûts et déficits économiques, réduction de notre pouvoir d’achat et de nos libertés individuelles semblent les principaux freins.

3 scénarios d’évolution de la mobilité

En 2016, l’économiste Yves Crozet[vii] dressait dans son ouvrage Hyper-mobilité et politiques publiques – Changer d’époque ?[viii] trois scénarios d’évolution de la mobilité à horizon 2050.

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Le premier, “Pégase” est assez proche de la réalité, tout du moins, jusqu’au confinement. “Chronos” s’appuyait sur les contraintes économiques et réglementaires pour contraindre les déplacements. Ces principes ont été repris dans les dernières politiques de transport comme la limitation de la vitesse à 80 km/h, les tentatives de mise en place des portiques écotaxes pour les poids lourds en 2013 et l’augmentation de la taxe carbone sur l’essence en 2018, mais force est de constater qu’il a fallu souvent revenir sur toutes ces mesures…

Ce scénario permettait de réduire en partie les émissions, mais seul le troisième, “Hestia”, arrivait à atteindre le Facteur 4 du Grenelle de l’environnement. Ce dernier scénario, extrêmement contraignant en termes de mobilité, se rapproche de ce que nous expérimentons aujourd’hui avec le confinement. Pour Yves Crozet “la situation actuelle d’assignation à résidence peut être comparée à du “super Hestia” : la consommation de carburant s’est effondrée, la pollution a baissé, les villes sont bien plus agréables. Cela paraît une situation rêvée, mais c’est un cauchemar, surtout d’un point de vue économique.”[ix]

La crise sanitaire, déclic ou frein pour l’action sur le climat ?

Marges de manœuvre réduites

L’analyse de ces scénarios montre l’impossibilité d’atteindre les objectifs de réduction carbone sans compromis importants. “Le virus va nous aider à revenir sur la ligne, notamment avec la baisse momentanée du trafic aérien. Néanmoins, le rythme des déplacements va reprendre, et de plus belle, avec la reprise de l’économie. Seuls quatre facteurs permettent d’agir sur les émissions : le taux de remplissage, les émissions unitaires, le niveau de trafic et le report modal.

Mais ces dernières années, le taux de remplissage de la voiture individuelle a diminué. La baisse des émissions unitaires est en-dessous des estimations, car les véhicules produits sont de plus en plus puissants. La part modale voiture et poids-lourd n’a pas été amoindrie et la demande en mobilité continue d’augmenter. Pour arriver à la neutralité carbone, il faudrait obliger les gens à covoiturer, interdire pratiquement la voiture individuelle, toucher plus fortement aux émissions unitaires et agir sur le report modal, ce qui est impossible pour ce dernier point[x]. La dernière solution serait de diminuer la demande de transport, mais sans le Covid-19, nous ne savons à priori pas faire.”[xi]

La transition écologique est-elle au cœur des plans de relance de l’économie ?

Avec le confinement, les écologistes suggèrent que des mesures similaires, ou du moins plus sévères, soient prises pour lutter contre le réchauffement climatique, aussi facteur de mortalité. Dans cet agenda politique, beaucoup de voix s’élèvent pour demander un plan de relance économique en faveur de la transition écologique, quand d’autres attirent l’attention sur l’importance primordiale de la reprise économique avant tout. De nombreux lobbys et grands groupes d’industriels tentent de faire pression sur la Commission Européenne, avec pour but d’infléchir, ou de repousser, l’application de nouvelles normes environnementales[xii].

Il y a quelques semaines, Emmanuel Macron affirmait son soutien indéfectible à l’économie “Quoi qu’il en coûte !” Et les premiers plans de soutien des grands groupes commencent à être dévoilés. Mais concernant la transition écologique, quel prix sommes-nous vraiment prêts à payer, et d’autant plus dans un contexte de récession économique ?

L’Etat vient d’accorder un prêt de 7 milliards d’euros à Air France[xiii], sous condition d’une baisse de moitié des émissions CO2 sur les vols intérieurs, avec la suppression des lignes pouvant être remplacées par un trajet en train inférieur à 2h30. L’effort est bienvenu mais reste toutefois à relativiser. Pour cette entreprise en difficulté, il s’agit de supprimer des vols non rentables[xiv]. L’Etat s’apprête également à accorder un prêt de 5 milliards d’euros à Renault, sous condition de ne pas alléger les normes en matière de CO2. Et les aides à l’achat de voitures électriques pourraient être également amplifiées.

Quelles mobilités à la sortie du confinement ?

Le vélo grand gagnant dans la bataille de la mobilité

La pratique du vélo – qui semble une bonne alternative au transport en commun pour respecter la distanciation sociale à la sortie du confinement – va être soutenue aussi par l’Etat et autres collectivités territoriales. Le gouvernement se prépare à déployer un plan de 20 millions d’euros[xv]. De nombreuses villes se sont déjà mises en ordre de bataille pour agrandir et créer des pistes cyclables. Dans l’agglomération parisienne, le projet de RER Vélo[xvi] prend un coup d’accélérateur, avec une proposition de financement de 300 millions d’euros par la Région pour les collectivités qui souhaitent pérenniser les aménagements.

Vers des mobilités plus vertes ?

Pour autant, la crise va-t-elle réellement faire évoluer nos pratiques pour des mobilités plus vertes ? Rien n’est moins sûr. Dans les semaines à venir, la population redoutera de prendre les transports collectifs, avec pour risque un report sur les modes de transports individuels, en particulier la voiture : “Avec le prix du pétrole qui semble rester bas, la voiture ne va pas être laissée de côté. Et le co-voiturage, aussi, va souffrir de la distanciation sociale.” explique Yves Crozet[xvii].

L’utilisation du vélo, “solution miracle”, reste à nuancer, car il aura du mal à devenir une réelle alternative pour les 66% d’actifs travaillant à plus de 10 km de chez eux. Avant le confinement, le vélo concernait seulement 3% des déplacements quotidiens. L’impact carbone de cette pratique reste donc proportionnellement anecdotique.

Plus local pour être plus égalitaire ?

Avec les premières annonces gouvernementales et les contraintes sanitaires, voitures, avions, poids lourds semblent avoir de beaux jours devant eux. La voiture électrique devrait être boostée par les plans de relance. La préparation du déconfinement conforte un mouvement déjà engagé au profit des mobilités douces. Ces évolutions nous promettent des villes moins polluées, plus silencieuses. La vitesse ralentit sur les routes nationales, les périphériques comme dans les rues de nos villes. Avec la crise sanitaire, le concept des “slow street”[xviii] (ou plus communément “rue piétonne”) se diffuse plus généreusement dans les villes du monde.

De la même manière que l’accélération avait généré son lot de réflexions architecturales et de formes urbaines, la décélération nous invite à repenser la configuration de nos paysages urbains à une échelle plus locale : “la ville du quart d’heure”. La marche, n’en déplaise, demeure le mode de déplacement le plus écologique, peut-être le plus égalitaire, et reste même recommandé par l’OMS.

Réduire les inégalités – comme l’explique Thomas Piketty[xix] – semble la clé de réussite pour la mise en place des politiques environnementales. Cartes carbone et applications personnelles d’échange de droits d’émissions carbone[xx] – permettant un décompte d’un “capital carbone individuel” selon la distance parcourue, le mode de transport, l’objet du déplacement, et la condition sociale – semblent une solution pour allier écologie et égalité. Mais ces outils ouvrent d’autres débats, ceux de la protection des données personnelles et de la liberté de déplacement.

A la sortie du confinement, le scénario “Hestia”, bien que très contraignant, ne semble pas si insensé. Quels efforts sommes-nous prêts à réaliser pour la santé et la préservation de notre planète, et à quel prix ? La convention citoyenne pour le climat devrait apporter des premières réponses, dès juin.

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Notes et références:

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