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Parmi les qualificatifs récurrents pour évoquer la ville de demain, celui de l’inclusion revient régulièrement depuis une quinzaine d’années. Pourtant, la multiplication des références à la Ville inclusive n’enlève rien au flou qui entoure cette notion. Si les questions de non-discrimination, de mixité, ou encore de participation viennent spontanément à l’esprit quand on l’aborde, comment qualifier concrètement les interventions relevant de la Ville inclusive, et quel écho trouve aujourd’hui ce terme dans la fabrique de la ville ?

La Ville inclusive : émergence d’une notion récente aux contours mouvants

Retracer l’émergence de la notion de Ville inclusive n’est pas chose aisée. Alors que les thèmes de l’inclusion et de l’exclusion étaient initialement développés par la sociologie urbaine, il faut attendre la fin des années 1990 pour que la géographie et l’urbanisme s’en emparent, notamment avec les travaux de diverses organisations internationales (ADEME 2019). En 2001, l’Organisation des Nations Unies prônait déjà une plus grande participation de la société civile dans la fabrique urbaine, et à travers le Congrès européen des personnes handicapées de 2002 ainsi qu’une recommandation de 2008 de la Commission Européenne, la notion d’ «inclusion active » fait son apparition, notamment pour embrasser une dimension sociale (Clément, Valejas 2017).

Si la Ville se doit d’être inclusive, quels publics cible-t-on spécifiquement ? Le handicap a longtemps été placé au cœur des débats autour de l’inclusion, avant d’être rejoint par les thèmes du vieillissement, de la couleur de peau, du niveau social, et plus récemment du genre. La liste des publics ciblés par les démarches relevant de la Ville inclusive étant loin d’être immuable, il est néanmoins possible de s’accorder sur le postulat suivant :  cette approche de la fabrique urbaine vise à prendre en compte l’ensemble des individus, et non pas un seul profil type, supposément représentatif de la société dans sa globalité. Au regard des travaux de sociologie urbaine sur l’intersectionnalité, déterminer un public cible pour la Ville inclusive apparaît contre-productif, qui plus est lorsqu’on connaît les effets néfastes d’une approche cloisonnée. Classiquement, la requalification d’un espace public pour offrir une plus grande place aux enfants ne risque-t-elle pas d’être excluante pour les personnes âgées ? En ce sens, quel référentiel adopter pour qualifier une intervention réellement inclusive? Au-delà de proposer une définition de la Ville inclusive, l’analyse approfondie de différentes opérations permettrait de dépasser la question des publics et de faire émerger des enjeux communs, lesquels mobilisent différents domaines de la fabrique urbaine. L’étude fine de leur prise en compte par les opérations d’aménagement permettrait d’attester de leur caractère réellement inclusif.

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Malgré les questionnements suscités par la notion de Ville inclusive, rares sont aujourd’hui les acteurs de la fabrique urbaine ne se réclamant pas de ce type d’approche, traduisant combien dans de nombreux cas, cet aspect de la ville de demain relève le plus souvent d’un simple outil de communication.

La Ville inclusive : un slogan incantatoire ?

Les collectivités n’ont pas hésité à se saisir de la notion de Ville inclusive pour agrémenter leurs stratégies de développement territorial, si bien qu’il est aujourd’hui difficile de trouver un document de planification ne faisant pas état des termes d’« inclusion », de « ville pour tous », ou encore de « mixité sociale ». Si les politiques publiques ont prôné une plus grande mixité sociale (loi SRU 2000), une meilleure prise en compte de l’accessibilité (loi Egalité des droits des chances de 2005), davantage de participation citoyenne (loi relative à la démocratie de proximité de 2002) ou encore une meilleure égalité femmes-hommes (loi Egalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014), il apparaît désormais incontournable pour des élus de ne pas revendiquer un « territoire inclusif ». Au-delà des effets d’annonce inscrits dans les PADD, quels sont les outils réglementaires développé au sein des documents de planification pour répondre à ces ambitions ?

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Les élus locaux ne sont pas les seuls à se réclamer de la Ville inclusive, les acteurs de l’aménagement intègrent progressivement l’inclusion dans leurs stratégies de communication. Nombreux sont aujourd’hui les opérations d’ampleur faisant référence aux thèmes de l’intergénérationnel ou de la mixité. Toutefois, le promoteur Emanuel Patrignani tempère la diffusion de la notion de genre dans son secteur professionnel, et plus largement, de l’inclusion : « une fois que c’est mis en place c’est évident mais il faut en prendre conscience (…) je ne suis pas certain que cette thématique ait beaucoup d’écho dans la profession ». Pour le monde de l’aménagement et de la construction, au-delà de la communication, la traduction concrète de l’inclusion dans les projets met en lumière le rôle de la commande publique. Afin de dépasser de simples effets d’annonce incantatoires, inscrire de réelles conditions en matière d’inclusion au sein des cahiers des charges imposerait aux répondants d’accorder une place de choix à ces questions dans leurs dossiers de candidature et leurs projets, comme le souligne l’ADEME dans un rapport récent : « les questions d’inclusion doivent être intégrées dans la commande publique, le plus en amont possible, sinon il existe un risque d’intégration en bout de chaîne seulement sur des aspects techniques (comme le financement de logements sociaux, la performance énergétique, etc.) » (ADEME 2019).

Au-delà des élus locaux et des acteurs de l’aménagement, quelle serait aujourd’hui la prise en compte de l’inclusion sans le travail d’acteurs spécialisés, le plus souvent issus de la société civile ? Si la plateforme Genre et Ville créée en 2012 et aujourd’hui professionnalisée fait référence pour aborder la question du genre dans la fabrique urbaine, l’association Féminicités mène également un important travail en la matière. Pour ce qui est de la place des enfants en ville, le collectif « Rues aux Enfants rue pour Tous » apparaît incontournable, tandis que les collectifs venant en aide aux personnes en situation de précarité (SDF, migrants, etc.) se multiplient, pour ne citer que quelques exemples d’acteurs spécialisés sur certains segments de la Ville inclusive. Souvent cantonnés à un rôle de donneur d’alerte, ces structures prennent aujourd’hui de plus en plus de place dans la fabrique urbaine. Du fait d’une réelle connaissance de terrain, elles ont vocation à jouer un rôle de premier plan, au même titre que les acteurs classiques (urbanistes, promoteurs, architectes etc.).

Nombreux sont aujourd’hui les acteurs se réclamant de la Ville inclusive, sans pour autant que les effets d’annonces soient systématiquement assortis d’actions concrètes. Au-delà des quelques opérations réellement porteuses d’une meilleure inclusion, lesquelles sont souvent dépourvues d’évaluations a posteriori, se pose la question de l’évolution de certaines pratiques professionnelles des acteurs de la Ville, afin de développer de réelles actions en matière d’inclusion.  Pour ce faire, la question de la formation des futurs urbanistes aux questions de genre émerge peu à peu, notamment avec la mobilisation de certains acteurs universitaires (Laboratoire Ville Mobilités Transport).

La Ville inclusive : terreau d’une nouvelle manière de faire la ville ?

« L’horizon de la « ville inclusive » serait celui d’un changement des modes de fabrication de la ville, orienté vers la mise en œuvre de projets urbains sur des bases partagées entre acteurs »

Clément, Valejas 2017

Préalablement à toute intervention, revendiquer une plus grande inclusion suppose de se placer au plus près des usages, afin de mieux comprendre la réalité vécue par les usagers (notamment les freins à telle ou telle pratique), et ainsi développer les outils propices pour susciter l’inclusion. Plusieurs observateurs soulignent combien les tares de nombreux projets relèvent d’une trop faible prise en compte des usagers : « il s’agit de projets qui sont par trop aveugles à leurs destinataires finaux et qui prennent insuffisamment en compte les attentes et les préoccupations des futurs habitants ainsi que le niveau de leurs ressources » (Laforgue, Vanoni, 2015). Prônée par les politiques publiques depuis plusieurs décennies, la participation citoyenne à la fabrique de la Ville est aujourd’hui loin d’être un acquis. En effet, si les publics de la participation manquent très souvent de diversité, cette dernière est tout aussi rare au sein des équipes projets, pourtant au cœur des processus de conception et encadrant les instances de concertation. Architecte, Nicolas Laisné souligne le risque d’une trop grande homogénéité parmi les acteurs de la production urbaine : « en tant que concepteurs nous avons tendance à nous projeter nous même dans l’espace public. Personnellement, je suis un homme de 40 ans, qui parle français, je dois donc être dans la catégorie qui a le moins de problème. Avoir l’avis de femmes cela nous permet d’avoir un autre regard et de concevoir un espace destiné à tous ». Se donner les moyens de créer des territoires plus inclusifs ne pourra faire l’économie d’une réelle participation citoyenne, instaurée en tant que composante fondamentale de la fabrique urbaine.

Appeler à une meilleure prise en compte de tous les publics dans les règles d’urbanisme et les projets ne doit pas occulter les difficultés inhérentes à la coopération entre acteurs publics et privés. Répondant à des logiques différentes et confrontés à des réalités parfois contradictoires, ces deux types d’acteurs ont pourtant un rôle crucial pour imposer une plus grande mixité sociale, répondre aux besoins spécifiques des personnes âgées, ou dessiner des espaces agréables pour les enfants. Traduire les ambitions de la Ville inclusive dans des démarches d’aménagement concrètes nécessitera de renouveler les espaces de dialogues entre élus, promoteurs, architectes et urbanistes, en vue d’améliorer les outils existants et d’en imaginer de nouveaux. Seule l’analyse fine et croisée de plusieurs types d’interventions permettra de faire émerger les points de blocage existants et les bonnes pratiques à diffuser en matière de gouvernance et de mise en œuvre de l’inclusion.

Si l’enjeu du financement peut sembler contradictoire avec la notion même de la Ville inclusive , il serait illusoire de le laisser de côté : « la question des moyens financiers et des ressources humaines allouées à l’inclusion est essentielle, dans un contexte où les financements publics à échelle territoriale se font de plus en plus rares » (ADEME, 2019). Accessibilité pour les personnes en situation de handicap et les personnes âgées, aménagement spécifique des espaces publics pour les enfants, autant de mesures qui représentent un coût parfois non négligeable pour les porteurs de projets, et pourtant essentiels à la question de l’inclusion. Au-delà des aménagements ponctuels, l’enjeu de la Ville inclusive mobilise la question budgétaire dans son ensemble, incarnée par la loi la loi de janvier 2014, imposant aux collectivités d’aborder la question du genre préalablement au vote sur les budgets. Dans quelle mesure l’augmentation du budget alloué aux seniors au sein d’un territoire se fait au détriment de celui dédié à la petite enfance ? Décider de la création d’un city-stade ne relève-t-il pas d’un investissement « genré », compte tenu de l’appropriation essentiellement masculine de ce type d’équipements ? Plus largement, l’émergence de ces questionnements dans le monde de l’action publique apparaît encore trop souvent laborieuse, comme le rappelle Elodie Massé, adjointe à la mairie de Choisy-le-Roi lors de la précédente mandature :

« Lorsque j’ai essayé de sensibiliser mes collègues sur l’incidence sur l’égalité que pourrait avoir la politique publique qu’ils souhaitaient mettre en œuvre j’ai d’abord eu un mur en face de moi. Au fur et à mesure des années et des travaux réalisés par la délégation à l’égalité femme-homme, les mêmes collègues ont pris conscience de ce que voulait dire construire une ville inclusive. Même si tout n’est pas encore parfait aujourd’hui, certains élus et les services font plus attention ».

Elodie MASSÉ
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S’il est possible de questionner la teneur réelle de la notion de Ville inclusive, il est évident qu’une ville plus hospitalière pour les publics souvent laissés de côté est indispensable, et pour ce faire, l’aménagement urbain apparaît comme un relais privilégié. Néanmoins, l’urbanisme seul ne peut répondre à l’ensemble des enjeux d’inclusion. Si des programmes ciblés comme celui des Villes Amies des Aînés porté par l’Organisation mondiale de la santé fait de l’urbanisme un axe central pour l’inclusion, la mobilisation de la ville de Vienne en matière de droit et de protection des femmes invite à dépasser la question de l’aménagement. Plus que la fabrique de la ville, c’est la fabrique de la société dans son ensemble qui est à questionner, et de ce fait, les politiques publiques développées.

Pour une ville des partages ?

Afin d’œuvrer pour un aménagement urbain porteur d’une réelle inclusion, CITY Linked ambitionne de produire un livre blanc pour la prise en compte de tous les publics dans la conception des projets urbains et immobiliers En référençant les démarches à l’œuvre en France et en Europe, nous souhaitons mettre en lumière les initiatives inspirantes, afin de révéler certains fondamentaux de la production d’espaces inclusifs.

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